Manoël Francisco dos Santos dit Garrincha était bien loin d’être parfait. Coureur de jupons et alcoolique, il ne savait ni lire ni écrire et était né avec de tels handicaps physiques qu’on craignait qu’il ne marcherait jamais. Pourtant, il est devenu un héros national et l’un des plus grands footballeurs que le monde n’ait jamais connu. Retour sur l’histoire du génie brésilien aux jambes arquées : Manné Garrincha.
Un destin de footballeur improbable
Comme beaucoup d’enfants brésiliens, Garrincha, ou “le petit oiseau”, avait toutes les chances d’être handicapé dès sa naissance, mais ce jeune homme de Pau Grande était encore plus malchanceux que les autres. À sa naissance, sa colonne vertébrale était déformée et sa jambe droite était pliée vers l’extérieur, tandis que sa jambe gauche était plus courte de six centimètres et courbée vers l’intérieur. Au départ, les médecins pensaient qu’il ne pourrait jamais marcher correctement, et encore moins jouer au football.
Plus jeune, il n’a aucune envie de devenir footballeur, même s’il impressionne ses camarades de travail par ses compétences dans l’usine locale où il commence à travailler à 14 ans. Ce n’est qu’à l’âge de 19 ans qu’on le persuade de s’entraîner avec Botafogo. Au bout de 15 minutes, Garrincha glisse calmement le ballon entre les jambes de l’international brésilien Nilton Santos, qui persuade immédiatement le club de lui offrir un contrat professionnel.
Lorsqu’il signe à Botafogo, Garrincha a des années de retard sur le plan du développement social par rapport à ses coéquipiers, tout en étant totalement protégé et ignorant tout du “monde réel”. C’était un garçon dans un corps d’homme, mais un garçon doté d’un immense talent avec un ballon de football.
Il finira par jouer plus de 600 matchs pour le club et par marquer près de 250 buts. Neuf ans après ses débuts professionnels, Garrincha est devenu double vainqueur de la Coupe du monde et l’un des trois seuls joueurs à avoir remporté le Ballon d’or et le Soulier d’or lors d’une Coupe du monde.
Comme tous les génies, Garrincha avait une vision simple du football en le voyant plus comme un jeu plutôt qu’un sport ou un travail. Comme un enfant dans la cour de récréation, il jouait parce qu’il aimait le football et voulait divertir les autres plutôt que de gagner, tout en tirant avantage de ses problèmes physiques pour dribler les défenseurs.
Révélation lors de la Coupe du monde 1958 avec la Seleção
Sa première apparition avec le Brésil a eu lieu lors de la Coupe du monde 1958, au cours du même match où un certain Pelé, âgé de 17 ans, s’est révélé sur la scène mondiale. Lorsque le Brésil affronte l’Union soviétique lors du dernier match de groupe, le 15 juin, les Soviétiques sont censés être des adversaires redoutables pour les Brésiliens, une équipe et une nation encore hantées par le souvenir de leur défaite humiliante contre les Uruguayens devant 200 000 personnes au Maracana huit ans auparavant.
Vicente Feola, le sélectionneur du Brésil, prend deux décisions audacieuses avant le coup d’envoi : il donne une place en attaque à un Pelé alors inconnu et une place de titulaire sur l’aile droite à Garrincha. De nombreux membres du staff brésilien et des médias considèrent qu’il s’agit d’une décision stupide, car Pelé est considéré comme “trop jeune et pas assez agressif” pour affronter l’équipe soviétique disciplinée et très défensive.
Pelé est peut-être considéré comme trop jeune pour être lancé dans le grand bain contre les Soviétiques, et Garrincha est jugé trop stupide pour être un footballeur international. Les psychologues avaient considéré Garrincha, dont le QI était, selon la rumeur, inférieur à 70, comme un homme incapable de saisir l’importance de la situation.
Dans les 30 premières secondes du match, Garrincha touche le poteau. Une minute plus tard, Pelé frappe la barre. Trente secondes plus tard, Didi passe par Vava et le Brésil finit par trouver le chemin des filets. Ce sont les trois minutes de football les plus captivantes et les plus excitantes jamais jouées. Le Brésil remporte le match 2-0 et devient champion du monde en écrivant un nouveau chapitre de l’histoire de son pays.
Après le match, Garrincha ne comprend pas pourquoi les Soviétiques sont si désemparés. Il ignore complètement le format du tournoi et pense qu’il y a encore un match retour à jouer.
Pelé et Garrincha, deux stars du foot aux antipodes : le Roi et la Joie
Après cette victoire à la Coupe du monde 1958, Pelé est devenu la première véritable superstar du football ; mais c’est Garrincha qui représentera le mieux l’art du football brésilien. Il a joué le football comme personne n’avait encore osé le faire. Pour un homme qui avait grandi dans une telle adversité, un grand match international n’était pas une pression, mais plutôt une forme d’évasion pour sortir d’une existence misérable.
En dehors du terrain, les deux hommes ne pouvaient pas être plus différents. Alors que Pelé vivait pour l’avenir en s’efforçant d’être un professionnel modèle, Garrincha, peut-être plus que tout autre footballeur, vivait dans l’instant présent. Il mangeait et buvait jusqu’à s’évanouir, et quand il ne buvait pas, il courait après les femmes – il était complètement accro.
Le Brésil défendra son titre de champion du monde quatre ans plus tard au Chili et ses deux victoires en Coupe du monde signifient que Garrincha n’a plus grand-chose à prouver. Son statut parmi les dieux du football était gravé à jamais et il était connu comme le meilleur dribbleur de tous les temps.
En 1966, le Brésil perd son premier et unique match international avec Garrincha dans l’équipe. Après cinq ans de carrière internationale et une défaite contre la Hongrie, ce sera la dernière compétition internationale de la superstar brésilienne.
Un génie rattrapé par ses démons
L’alcoolisme et une vie personnelle insouciante l’ont rattrapé. Il avait épousé une fille nommée Nair Marques alors qu’il n’avait que 19 ans et avec elle il a eu huit filles. Coureur de jupons notoire tout au long de son mariage avec Marques, il a eu d’innombrables liaisons et on pense qu’il a eu 14 enfants au cours de sa vie.
À l’âge de 33 ans, il ne pouvait plus mener de front son style de vie de footballeur professionnel et d’alcoolique chronique. Ses genoux ont commencé à céder et son refus de consulter un médecin réputé, au lieu de se faire soigner par des guérisseurs dans sa ville natale de Pau Grande, en dit long sur son éducation et met fin à tout espoir de guérison.
Cependant, une fois que les projecteurs se sont éteints sur la carrière sportive de Garrincha, les médias se sont intéressés à sa vie privée. On le dépeint comme un champion charismatique, un talent unique et une icône sociale, mais aussi comme un idiot grossier devenu joueur professionnel par pur hasard.
Le football était son seul salut
Ce n’est que sur le terrain de football que Garrincha était à l’abri de ses démons. Le football était son salut, mais un salut qui ne pouvait durer que 90 minutes. Une fois sa carrière terminée, il a dû faire face à une bataille constante sans le football comme échappatoire pour le protéger des nombreuses tentations qui se présentaient constamment à lui.
En toute honnêteté, le football n’avait été qu’une brève excursion dans sa vie et il était rattrapé par une éducation désespérée à laquelle il n’avait aucune chance d’échapper. Son père était alcoolique et il a commencé à boire dès son plus jeune âge. Une dépendance néfaste à l’alcool et au sexe était déjà en place bien avant ses débuts au Brésil et elle allait constituer la toile de fond de la majeure partie de sa vie plutôt que les grandes choses qu’il a accomplies sur le terrain.
Des maux beaucoup trop forts
Sans l’attention du football professionnel, les choses vont s’aggraver pour Garrincha. En 1969, alors qu’il conduisait sa voiture en état d’ébriété, il a percuté un camion, tuant sa belle-mère. Il a aussi renversé son père sans s’arrêter. Ces deux incidents ne font qu’augmenter son alcoolisme. En 1977, il se sépare de sa deuxième femme après des accusations de violence conjugales. À l’âge de 49 ans, il meurt après être tombé dans un coma éthylique dont il ne s’est jamais remis.
Ayant vécu en quelque sorte en reclus depuis la fin de sa carrière de joueur, Garrincha était devenu totalement anonyme pour le public au cours des cinq dernières années de sa vie. Malgré cela, sa mort a plongé le pays dans un profond état de deuil et de pardon. Ses funérailles ont été si gigantesques qu’elles ont eu lieu au stade Maracaná, d’une capacité de 100 000 personnes. Des gens sont venus de tout le Brésil pour apercevoir son cercueil, qui, dans un dernier acte de défi, n’a pas voulu entrer dans la tombe qui avait été creusée pour lui.
Une histoire à la fois belle et tragique
Malgré ses défauts, il était un artiste du football. Il était l’un des véritables comédiens du monde du sport – le Charlie Chaplin du football. Beaucoup prétendent qu’il était meilleur que Pelé et même si ce n’est pas forcément le cas, tous ceux qui ont vu jouer Garrincha l’ont décrit comme le footballeur le plus joyeux de tous les temps (un peu comme le deviendra son homologue Ronalinho : le magicien au sourire de légende). L’histoire de Mane Garrincha est à la fois belle et tragique. Un véritable héros de la classe ouvrière, Garrincha restera à jamais le génie “imparfait” du football brésilien.