Homme de l’ombre du titre lensois en 1998, Stéphane Bigeard se livre sur son expérience incroyable au sein du club nordiste dans son ouvrage “De l’ombre à la lumière du Nord”. Plus de 20 ans plus tard, il a accepté de nous ouvrir sa mémoire pour parler de l’une des plus importantes pages de l’Histoire du club Sang et Or.
« Alors que vous n’y connaissiez rien en football, vous en êtes au fur et à mesure devenu un inconditionnel. Est-ce que qualifier votre parcours “d’initiatique” vous semble juste ?
Oui et non. J’ai agi dans le club comme j’agis dans n’importe quelle entreprise depuis 30 ans que je fais ce métier. Je m’imprègne du lieu dans lequel j’arrive en étant le plus neutre possible. Mais quel que soit l’univers, il y a toujours des rapports humains. On a des égos, des gens qui gueulent, d’autres à qui rien ne plaît… c’est universel. C’est donc pour cela que ce n’est pas forcément un “parcours initiatique” car je sais ce que je vais découvrir. Ce qu’il faut par contre que je trouve ce sont les rôles. Qui est important ? Qui est influent ? Par contre, ç’a été volontaire d’écrire de sorte à ce que le lecteur le comprenne comme tel. J’ai voulu me mettre dans une posture où je ne connaissais rien de sorte à découvrir.
Quand je suis arrivé, ce qui est vrai c’est que je ne connaissais pas Daniel [Leclercq, alors entraîneur du RC Lens]. Il n’y a donc pas eu de jugement, de côté “fanatique”. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une sorte de parcours. Quand on arrive dans un nouvel univers, il faut être candide, ouvrir les yeux.
Vous arrivez dans un club dans lequel deux personnes sont ambitieuses (le coach et le président) mais ne se l’avouent pas entre elles. Pensez-vous que leurs ambitions respectives a facilité votre travail ?
C’était déterminant. Gervais [Martel, président du RC Lens entre 1988 et 2012, puis entre 2013 et 2017] avait l’ambition profonde d’enfin remporter un titre avec les Sang et Or, surtout après 10 ans passés à la tête du club. Pour Daniel, c’était différent, il venait d’arriver à la tête de l’équipe, il découvrait. Si la colonne vertébrale du club n’est pas solide et en phase, le reste ne peut pas tenir. Ils avaient des ambitions communes et se respectaient. Gervais n’a jamais joué au coach et Daniel ne s’est jamais mué dans la peau du président, chacun restait à sa place.
Dans le livre, vous vous voulez être toujours positif et en faites même l’apologie. Est-ce que vous avez personnellement toujours été quelqu’un de positif ?
C’est là où réside le véritable message du livre, il faut exploiter les qualités, c’est ce que j’appelle la “dictature de la force”. Ça peut se traduire comme le fait d’aller chercher le potentiel de l’autre et l’exprimer de manière positive. Et c’est d’ailleurs ce qu’à su faire Daniel. Il a réussi à passer d’une exigence négative où il insistait sur ce qui n’allait pas, à une exigence positive où il saluait ce qui fonctionnait.
J’ai personnellement été élevé par un père plutôt négatif du style : “Si je ne te dis rien, estimes toi heureux. Si je t’engueule, c’est que tu le mérites”. Avec le temps, je me suis rendu compte qu’il avait tort mais qu’il ne le savait pas. Et pendant les premières années de ma vie [personnelle et professionnelle], je reproduisais ce modèle. Et c’est parce que j’ai vécu ça que j’ai ensuite su changer. J’ai commencé à me dire : “Si tu vois des trucs bien, dis le. Si tu en vois de moins bien, ne t’emballe pas, ça ne va pas changer ta vie.”. Là où il faut faire attention, c’est qu’il ne faut pas non plus dire “Bravo, continues”. Si tu t’exprimes de la sorte, tu n’as toujours pas le moyen. Au contraire, quand tu dis “Expliques moi comment tu as fais”, c’est que l’on a quelque chose que l’on va aller chercher.
“Tout ce que tu sais de toi, ce ne sont que les effets miroirs de ton environnement qui te l’ont révélé”
Au début de votre aventure, vous semblez décontenancé par rapport à toutes les contraintes inhérentes au monde du football. Aviez-vous des à priori avant d’entrer dans ce dernier ?
Aucun (rires), ou alors un positif. Depuis petit, je rêvais de devenir champion. Je ne sais pas de quoi mais je voulais en être un. Ça a donc été d’autant plus génial de rentrer dans un monde fait de champions.
Avant d’entrer dans le monde du football, vous exerciez auprès d’entreprises et de commerciaux. Est-ce que la psychologie d’un entraîneur de football est différente de celle, par exemple, d’un chef d’entreprise ?
Je pense que ce n’est pas la fonction qui fait la psychologie d’un être humain. Il est cependant vrai que l’environnement conditionne. Si tu exerces un métier de niche, tu vis dans ta bulle. Quand tu es dans l’univers du football, il n’y a pas plus exposé. Quoi que tu fasses, tu as tous les jours des gens qui viennent épier ce que tu fais et donner un avis critique sur ton métier. Et ça, ça change forcément ta psychologie. Tu dois te protéger, mettre des barrières… Le contexte va changer la psychologie mais l’homme demeure le même.
Dans le livre, vous écrivez : “Seul il est pratiquement impossible de prendre conscience de ce que nous sommes et de ce que l’on réussit”. Cette phrase entre vraiment en corrélation avec l’idée d’être “en phase” qui revient à de nombreuses reprises dans l’ouvrage. Pensez-vous que c’est la chose la plus importante de votre métier ?
C’est en effet le fil rouge de l’histoire. Et encore, dans la phrase citée il est écrit “pratiquement” alors qu’en réalité, il est tout simplement impossible de s’en rendre compte. Tout ce que tu sais de toi, ce ne sont que les effets miroirs de ton environnement qui te l’ont révélé. Tu ne peux pas savoir qui tu es si personne ne te dis qui tu es réellement. Je pense honnêtement que personne ne manque de talent mais que tout le monde n’a pas de révélateur lui permettant d’exploiter ce dernier.
Au mois de novembre, vous sortez de deux victoires dont une au scénario rocambolesque face à Cannes. Pourtant, Daniel [Leclercq] vous appelle et vous faire part de ses craintes. Pire, il vous renvoie sur le champ. À ce moment-là, comment vous êtes-vous remis en question et comment avez-vous adapté le discours employé avec lui quand vous vous êtes retrouvé ?
Déjà, je ne m’y attends pas. Ensuite, je pense que ce match (face à Cannes) est un tournant de notre aventure. Au lieu de dire à ses joueurs ce qu’il voulait, Daniel a inscrit dans leur tête l’idée qu’ils pouvaient perdre (Lens menait 4-1 à la mi-temps). Quand je lui parle de ses erreurs et qu’il pète littéralement un plomb, je me dis que s’il ne comprend pas mes conseils, alors on a plus rien à faire ensemble. Au final, je propose un break d’une semaine en mode “silence-radio” alors que l’équipe prépare une rencontre face à Bastia. Résultat ? Ils perdent en montrant un visage horrible. Après le match, il me rappelle comme il l’avait promis et je sens qu’il a compris mon rôle. À partir de ce moment là, on va accélérer le processus et travailler sur les forces.
Lors de la trêve hivernale, vous partez trois jours en stage et, au cours d’une discussion, vous insistez sur le fait que l’effectif ne doit pas être changé, dans le sens des départs comme des arrivées. N’était-ce pas un pari pour quelqu’un qui prétend ne pas s’y connaître en football ?
Je ne sais en réalité pas si c’est une bonne chose ou non sur le plan technique. Par contre, ce que j’ai compris, c’est que nous étions en train de créer un véritable groupe. Et dans ces cas-là, changer peut fragiliser. Personnellement ce que je voyais se restreignait au plan humain, pas sportif.
Pendant toute la durée de votre mission, vous occupez le rôle d’un “chômeur en vadrouille” anonyme venu pour voir comment la vie d’un club de football est construite. Est-ce que ce statut vous a pesé ou, au contraire, vous a facilité la tâche ?
Ça a été un atout dans toute mon expérience professionnelle. J’ai toujours été dans l’ombre du dirigeant. Dans le cas de Lens, ce n’est pas à moi d’être auprès des joueurs. Je suis là pour aider le manager à être encore plus fort avec son équipe. À l’époque, faire appel à un élément extérieur comme moi ne se faisait pas dans les clubs à l’époque. Tu peux d’ailleurs regarder ce qu’il se passe aujourd’hui avec l’affaire entre E. Macron et les cabinets de conseil. Aujourd’hui encore, dans les médias on se demande ce qu’est leur rôle, c’est donc encore très actuel. C’est là où Gervais [Martel] a été culotté et intelligent.
À la fin de la saison, Lens enchaîne une finale de Coupe de France face au PSG et une “finale” en championnat pour le titre. Encore une fois, Daniel vous fait part de ses craintes. De votre côté, vous vous montrez rassurant envers lui mais au fond, cette possibilité d’échec ne vous a-t-elle pas fait peur ? D’ailleurs plus sur un plan personnel que sportif.
Je pense que Daniel est un petit peu rattrapé par la presse à ce moment-là. Il en rêve mais ne peut s’empêcher de penser : “Et si ça ne se faisait pas ?”. Mon rôle a été de lui dire que l’objectif ne devait pas être la première chose à laquelle penser, de sorte à enlever la pression de l’enjeu. Il lui fallait se concentrer sur les moyens de parvenir à ces objectifs. On perd la finale dans ce nouveau Stade de France et on se rend compte de notre erreur de ne pas être venu la veille pour une mise au vert. Ça nous a servi. À Auxerre, même si on est mené, au final tout va bien. On joue de manière libérée en étant sûrs de nos forces et de ce que nous avions travaillé.
Avant le dernier match de la saison face à Auxerre, vous êtes personnellement contacté par un journaliste d’RTL. Pourquoi en avoir averti le président mais pas le coach. Ne redoutiez-vous pas une perte de confiance s’il était venu à l’apprendre ?
Si j’en parle à Daniel, je prends beaucoup plus de risques de le déstabiliser qu’autre chose. Je suis comme un paratonnerre, mon rôle est de protéger le groupe. La seule peur que j’avais était que le journaliste appelle directement Daniel. C’est la raison pour laquelle je vais tout de suite voir Gervais [Martel], que je l’informe de la “menace” et que je me rends chez RTL pour demander au journaliste qu’il ne publie rien avant le match face à Auxerre.
À l’issue de ce match, Lens est sacré champion de France. En prenez-vous immédiatement confiance ? Êtes-vous conscient du travail alors accompli ?
C’est très bizarre ce qu’il se passe à ce moment-là. Je pense que j’ai vécu par procuration ce que vivent les champions quand ils remportent un titre. L’euphorie est communicative et tu revis tous les efforts consentis. Tu n’es pas vraiment conscient de ce qu’il se passe mais tu as tout de même l’adrénaline de l’événement.
Plus de 20 ans après, quels rapports entretenez-vous avec le club du RC Lens ?
Avec Daniel [Leclercq], nous avons gardé un lien indéfectible jusqu’à la fin de sa vie. Nous avons vécu des choses que nous étions les seuls à pouvoir comprendre. Avec Mr. Martel, ça a été différent. Quand j’ai entrepris l’écriture de mon livre et que je lui ai demandé d’en écrire la préface, il n’a pas hésité une seule seconde. Je pense que ça lui a rappelé l’une des plus belles années de sa vie, et ça personne ne nous l’enlèvera. Là où ça a été plus compliqué, c’est avec le club puisque j’ai aussi assisté à la chute de Lens. J’ai vécu de vives tensions avec des gens du club, à tel point que j’en suis devenu indésirable pendant de nombreuses années. À contrario, quand les nouveaux investisseurs ont pris les rênes, ils ont voulu savoir comment on avait gagné et ils ont fait appel à moi.
Durant votre passage au club, vous avez appris beaucoup de choses à différentes personnes. De votre côté, qu’avez-vous ressorti de cette expérience ?
J’ai appris que ce que je faisais habituellement en entreprise s’appliquait également au monde du sport, en allant même au-delà de mes attentes. Je n’utilisera d’ailleurs pas le terme de “travail” puisque j’ai toujours pensé que ce que j’expérimentais allait plus loin, c’était vraiment du plaisir. Ça m’a donné une véritable confiance pour la suite de ma carrière et m’a conforté dans l’idée qu’optimiser les qualités est bien plus important que s’attarder sur les défauts.»