« Le Qatar est un miroir de ce que l’Occident refuse de voir »
Expert en géopolitique du sport, intervenant et auteur, Jean-Baptiste Guégan nous a parlé Qatar, Coupe du Monde, enjeux, puissances et boycott.
« En mars 2021, les joueurs de la sélection nationale norvégienne apparaissent sur le terrain (face à Gibraltar) vêtus d’un maillot sur lequel figurent les mots « Human Rights – On and off the pitch ». Un temps évoqué, le boycott de la Norvège n’a finalement pas eu lieu, notamment en conséquence des menaces de la FIFA d’exclure le pays des éliminatoires au Mondial 2022, mais aussi de ceux pour le Mondial 2026. Qu’est-ce que cela dit à propos de l’influence des instances dirigeantes sur les fédérations ?
Cela dit d’abord que les joueurs ont le droit d’exprimer leur point de vue, dans le cas présent celui sur les droits humains. Mais ce qui régit toute la question est une règle – ou plus précisément un mythe – selon laquelle le football serait apolitique. C’est une utopie mise en place par les instances sportives au siècle dernier, cela a notamment permis aux fédérations internationales de s’autonomiser et de prendre leurs distances et de présenter leurs rapports avec les États comme étant indépendants.
Cette règle permet également, dans une moindre mesure, de « protéger » le football de toute intervention politique. L’Iran, la Tunisie ou même la France, si Amélie Oudéa-Castéra avait décidé de s’immiscer dans les affaires de la Fédération française de football, auraient d’ailleurs pu faire les frais de cet apolitisme prétendu. Toute ingérence politique induit normalement une réaction de la FIFA… et des sanctions.
Cette volonté d’apolitisme explique donc les menaces de sanctions de la FIFA ?
L’apolitisme lui donne tous les droits. Il ne faut pas oublier que la FIFA défend son évènement majeur, la Coupe du Monde, sa principale source de revenus.
Toute mauvaise publicité peut avoir un impact sur les sponsors et donc sur ses revenus. Et si la FIFA n’a pas voulu se pencher sur la question des droits humains, c’est parce qu’elle est toujours dans l’idée de défendre ses intérêts en utilisant et en mettant à profit cet apolitisme du sport.
Mais alors, pourquoi la Fédération norvégienne a-t-elle pris de tels risques ?
Il est clair que quand la Fédération norvégienne accepte l’action de ses joueurs, elle fait de la politique.
Mais derrière, il y a divers enjeux, plus importants que le football. La Norvège et le Qatar s’appuient sur un système de rente énergétique et se concurrencent dans la production de gaz liquéfié.
La différence entre ces deux pays est que la Norvège est l’un des pays les plus avancés au monde en matière de développement humain. La Fédération norvégienne sait ce qu’elle fait et ce qu’elle risque.
La duplicité de la FIFA apparaît alors nettement, le fait que les rapports humains ne soient pas mis au premier rang de ses priorités.
En Norvège, il y a une conscientisation du problème et le choix d’utiliser le football pour protester est bien pensé puisque l’équipe possède dans ses rangs l’un des joueurs les plus en vue de la planète : Erling Haaland.
Cependant, à défaut d’avoir un réel impact sur le Qatar, cette action participe à tendre les relations entre les différents acteurs, ce qui n’est pas une réussite en soi. Hélas, ce n’est pas efficace.
Sauf sur un point : c’est la première fois que l’opinion publique va réellement se soucier des gens qui construisent les stades.
Comment expliquer que nous n’ayons pas autant parlé de la Russie en 2018 ?
À l’époque, le niveau de conscience était globalement plus faible. Le niveau d’influence de la Russie était également plus important que celui du Qatar.
La Russie avait établi de réelles stratégies de prévention des campagnes de dénigrement, de “Sport washing” et de « green-washing ».
Le cas des hooligans avait été réglé deux ans auparavant, celui des opposants politiques également et la Russie avait même réussi à repousser la question des droits LGBT.
Pourquoi a-t-on donc autant focalisé sur le Qatar ?
Le Qatar a obtenu la Coupe du Monde dans des circonstances troubles (tout comme la Russie), au détriment des États-Unis (pour lesquels on a fortement poussé pour l’obtention du Mondial 2026).
Au-delà de ça, il y a la question de la représentation générale. C’est un pays du Golfe, musulman, vivant de la rente énergétique : n’as-t-on pas remis au goût du jour la représentation du riche cheick arabe qui achète tout ce qu’il souhaite ?
C’est là qu’intervient la possibilité de l’apparition d’une sorte de réflexe de défense classique liée au fait que le Qatar soit un pays musulman conservateur autoritaire. Les représentations mentales et les stéréotypes ancrés fonctionnent à plein.
Ceci étant, en dehors de ces archétypes, les problèmes sont réels et ils nourrissent les critiques.
Le Qatar n’est pas une démocratie, il y existe une hiérarchisation de la population, la liberté des minorités ou de la presse n’y existe pas.
« Le Qatar expérimente le soft-power. C’est à dire qu’à force de chercher l’exposition, les gens tournent le regard vers lui et c’est comme un retour de boomerang. »
Le Qatar ne se doutait-il pas que tout ce qu’il représentait allait être au cœur du débat public ?
Ce qu’il faut bien comprendre c’est que c’est avant tout une question de pratiques et d’habitudes.
Dans le Golfe, depuis l’arrivée de la rente énergétique, une politique de développement intense a été mise en place. Cette dernière nécessite évidement de la main d’œuvre.
Le problème rencontré par le Qatar est justement l’absence de main d’œuvre locale. C’est un pays composé à 90% d’étrangers, qui va donc avoir besoin d’aller chercher des compétences externes. Quand tu arrives en tant que travailleur, on te retire tous tes papiers et tu te retrouves à la merci de ton employeur. Et ça donne des situations d’esclavage moderne.
Mais les États ont continué à mener cette politique car personne ne s’est opposé à eux avec efficacité. Il y a une vraie inégalité dans la manière de gérer leur main d’œuvre. Une asymétrie à laquelle il faut ajouter une absence totale de droits. Leur marché du travail repose sur un marché d’exploitation qui n’est finalement pas si différent de celui qui existait lors de la colonisation.
Et c’est là qu’est la limite d’un pays autoritaire qui n’a pas l’habitude de devoir s’ouvrir au monde : sa prise de conscience est trop tardive.
Qu’est-ce que ça dit sur le Qatar ?
Ça dit d’abord que les États du Golfe sont inefficaces.
Après la montée au créneau d’organisations non-gouvernementales et d’États internationaux, le Qatar a agi en faveur des droits de travailleurs.
Problème : un volontarisme lent de l’état qatarien, une conception inappropriée des rapports entre travailleurs et employés et l’incompétence de leur administration se sont associés à la fraude de certaines entreprises qui n’ont pas respecté ces droits (conditions de vie, salaires…) et qui ont même dissimulé les accidents et les morts.
Contrairement à l’image que nous pouvons avoir en Occident, de travailleurs arrachés à leur pays par et pour le Qatar, ce n’est pas la réalité. Ce sont des travailleurs venus pour aider leurs familles restées dans leur pays d’origine. Et le COVID n’a rien arrangé. Dans l’urgence de la construction des stades, le pays a fermé les yeux sur ces pratiques illégales. Le Qatar est un miroir de ce que l’Occident refuse de voir : une grande partie des entreprises qui y ont travaillé pour la Coupe du Monde viennent de chez nous.
Le fait que le Qatar soit le premier pays du Moyen-Orient à organiser un tel évènement a-t-il eu un impact sur la perception générale que l’on en s’est faite ?
Il y a évidemment des questions d’influence du fait de ce rôle organisationnel novateur. Ça a participé à une montée des tensions dans cette partie du monde. Aujourd’hui des gens sont payés pour dire du mal du Qatar. Mais on a fait passer le Qatar comme le pire pays du Golfe, alors qu’en termes de droits, c’est celui le plus avancé. Ça en dit long sur les problèmes existants.
Plusieurs pays, dont la France, vont fournir un soutien militaire au Qatar pour assurer la sécurité durant toute la durée du Mondial. Qu’est-ce que cela dit de la capacité réelle du pays à organiser un tel évènement ? N’est-ce pas également un petit aveu de faiblesse ?
On parle là de soutien sécuritaire plus que militaire. Il intervient dans le cadre de partenariats et d’accords d’échanges (en termes matériels, de compétences et d’hommes) ratifiés avec plusieurs autres États.
Le Qatar doit augmenter le nombre de personnes capables de garantir la sécurité de l’évènement, à très haut niveau. Le Qatar n’a pas la capacité nécessaire pour l’assurer seul, raison pour laquelle il fait appel à des pays amis. À la fois en termes de nombre et de culture de gestion des foules.
Ça met notamment en lumière les relations étroites existantes avec la France. Le Qatar a la capacité d’organiser un évènement majeur, mais n’est pas staffé pour.
Pensez-vous que le Qatar aurait pu être embêté par une possible qualification d’Israël à la Coupe du Monde ?
La question s’est posée. Mais depuis la signature des Accords d’Abraham en 2020, la tendance va vers une relative normalisation des rapports avec les Émirats Arabes Unis et, dans une moindre mesure, avec l’Arabie Saoudite. Il faut savoir que le Qatar part d’un principe simple : c’est le seul État qui parle à tout le monde. Le Qatar veut être une puissance médiatrice, une puissance d’intermédiation.
Si la sélection israélienne s’était qualifiée pour le Mondial, à chaque fois que l’équipe se serait déplacée, elle aurait été accompagnée par les services secrets israéliens [le Mossad, ndlr]. La FIFA aurait également démultiplié son attention.
Mais le fait est qu’Israël n’est finalement pas parvenu à se qualifier pour la compétition à l’issue des qualifications de la zone Europe. Il en aurait probablement été tout autre s’il avait compté comme participant pour la zone Asie.
Plusieurs joueurs ont exprimé un avis négatif quant à l’organisation de la Coupe du Monde par le Qatar (ex : J. Kimmich). Pensez-vous que certains prendront le risque de manifester leurs opinions pendant la compétition ?
Chaque joueur est libre de s’exprimer sur et en dehors du terrain. Certaines équipes, dont très certainement la France, vont essayer de rencontrer les travailleurs, s’intéresser à ce qu’il se passe là-bas, ont été sensibilisées par les ONG.
Les joueurs occupent une position délicate car quoiqu’ils puissent dire, on leur reprochera autant de choses qu’on en validera. Les joueurs sont confrontés à un dilemme et je pense que le fait de participer à la Coupe du Monde peut être accompagné d’une prise de position, mais le faire en considérant tous les dilemmes moraux.
Dans le cas précis de Joshua Kimmich, qui joue au Bayern Munich, il pourrait aussi se questionner sur Volkswagen, qui a contribué au réchauffement climatique, par exemple. C’est là tout le problème d’être une personnalité. L’opinion te demande d’être une conscience morale, ce que tu n’es pas, ce qui rend tes positions encore plus difficiles à tenir.
Et d’un point de vue contractuel, serait-il légal pour un joueur qui souhaiterait boycotter la Coupe du Monde de le faire ?
Oui et non. Il n’y a pas de réponse simple. Les joueurs sont sous contrat avec leur club. Ces derniers acceptent, dans le cas des règles FIFA, de libérer leurs joueurs en échange d’une compensation financière.
Mais les joueurs restent soumis à deux choses : les clauses de leur contrat de travail ainsi que celles de la convention qu’ils ont signé avec leur fédération respective rappelant l’apolitisme de la FIFA.
Il ne faut pas non plus oublier que pour les joueurs, disputer une Coupe du Monde est l’évènement d’une vie.
On donne souvent l’exemple de Johan Cruyff qui aurait boycotté la Mondial 1978, alors qu’il était en réalité blessé. L’impact du boycott d’un joueur dépendrait également du niveau de notoriété de ce dernier. Et dans le cas où il prendrait la décision de boycotter la compétition, il s’exposerait à la rupture de son contrat de travail et à la perte de ses sponsors.
Je trouve que c’est un faux procès que l’on fait aux joueurs. Il ne faut pas oublier qu’ils représentent leur pays. Certains s’exprimeront peut-être, mais de manière nuancée. Aucun n’aura de paroles radicales envers l’organisateur.
Peut-on s’attendre à assister à plusieurs actions « coup de poing » de la part de différentes organisations ? Comment le Qatar peut-il les appréhender ?
Selon moi, les ONG françaises ne feront rien au Qatar, notamment pour une question de sécurité personnelle. Tu as beau être un ressortissant français, tu es obligé de te plier aux lois du pays dans lequel tu te trouves.
Je pense plus que les organisations environnementales mèneront des actions, mais pas comme celles desquelles nous sommes actuellement témoins avec la destruction du patrimoine culturel ou autres « streakers » [des personnes qui envahissent la pelouse au cours d’une rencontre, ndlr].
Si actions il y a, elles vont plutôt avoir lieu dans les pays en question. Comme les entreprises qui sont partenaires de l’évènement ne feront certainement pas d’activations marketing au Qatar, mais directement sur leur propre sol.
Si on se projette, est-ce qu’une Coupe du Monde disputée en Chine aurait le même écho pour le grand public ?
L’obtention d’un évènement sportif est dépendant de rapports de force internationaux.
Aujourd’hui, l’influence étasunienne sur la FIFA est plus forte que celle de la Chine. Avec la probable « réélection » de Xi Jinping au pouvoir, il y a de fortes chances que les États-Unis fassent tout pour bloquer une possible candidature de la Chine, vers laquelle on se dirigerait à priori en 2030. Dans son programme de développement, la Chine avait affirmé vouloir organiser la Coupe du Monde d’ici la décennie 2030, et la gagner d’ici 2050. Personnellement, je les vois plus se positionner pour 2034.
“Tous les membres du comité exécutif de la FIFA qui a voté pour le Qatar sont tombés pour corruption.” @jbguegan, spécialiste de géopolitique du sport
— C ce soir (@Ccesoir) October 13, 2022
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La Chine est un marché considérable, il y a un intérêt à lui confier l’organisation d’un tel évènement. Mais la question peut également être lue dans le sens inverse : la Chine est un régime oppressif, qui s’apparente de plus en plus à un régime autoritaire, y a-t-il un véritable intérêt à envoyer le football là-bas ? À cette interrogation, il est possible d’envisager plusieurs réponses : soit on en fait un outil de progressisme, soit Xi Jinping n’en est plus le dirigeant, soit la FIFA décide de fermer les yeux pour privilégier les profits que le Mondial pourrait lui apporter.
Quel impact cette Coupe du Monde va-t-elle avoir sur le développement du soft-power qatari en France et dans le monde ?
Le soft-power est un concept très américain. Tous les autres pays n’ont finalement qu’un semblant de soft-power. Pour le Qatar, la Coupe du Monde est déjà réussie. C’est désormais un pays dont on parle, qui existe sur la carte malgré son « Bad Buzz ». Encore plus d’ailleurs dans un monde où on ne différencie plus le « Bad Buzz » du « Buzz ».
Le Qatar expérimente le soft-power. C’est à dire qu’à force de chercher l’exposition, les gens tournent le regard vers lui et c’est comme un retour de boomerang. Tout le monde voit la réalité, la seule chose qu’il n’est pas possible de changer instantanément.
D’après vous, quelle symbolique subsistera à l’issue de ce Mondial dans l’esprit commun ?
Ça dépendra de l’après. Si la France gagne, je vois bien les gens aller fêter ça. Si c’est la plus belle Coupe du Monde, elle restera dans l’histoire. Si, au contraire, un accident venait à se passer, la symbolique sera mauvaise. Je pense qu’elle sera réussie, qu’on peut avoir un vainqueur inattendu, que ce que le Qatar cherchait, ils l’ont déjà eu et qu’à part en cas de fiasco organisationnel, ce que je crains objectivement, elle devrait être majoritairement réussie. »